« Oh, c’est bien plus vieux que moi aussi ! » Sortant quelque peu de sa torpeur, Genovefa eut un petit rire aussi, mais s’était exclamée de bon cœur. Certes, elle était probablement plus vieille que la Vodnì de quelques années, mais elle était loin d’être vieille. Heureusement.  Son regard longea les murs, comme si elle cherchait elle aussi leur histoire, comme si elle les sondait. Elle ne savait trop quel âge avait cet établissement, mais une structure solide de pierre, de bois et de métal pouvait perdurer pendant des vingtaines d’années. Elle n’était pas une grande connaisseuse d’architecture, mais on racontait encore des histoires vieilles de cinquante ans au bar, et le propriétaire se vanterait certainement très bien que l’auberge avait appartenu jadis à son grand-père.

La nuit noire n’offrait pas un grand spectacle, en fait, derrière les rideaux noirs, tirés, il n’y avait que la ruelle. C’était ainsi que Genovefa préférait les choses : la rue principale, trop passante, ne permettait pas beaucoup de sommeil. « Eh bien, un jour je serai vieille comme cette bâtisse, mais je ne serai plus aussi forte ! Les années sont bien plus dures sur les êtres vivants que sur des structures de pierre et de fer. »

Son regard se fit légèrement distant, alors qu’elle glissait ses doigts dans ses cheveux, comme pour les replacer, nerveusement. D’où elle venait, cette question était pourtant simple, mais comment l’expliquer à quelqu’un qui n’avait jamais vu son village, ou tout autre village laiken. Elle se contenta de citer des distances simples. En fait, son village lui manquait beaucoup maintenant qu’elle repensait à tout ce qu’elle avait délaissé pour venir ici, pour rien, finalement…

« Non, je ne viens pas de très loin… je viens d’un village à environ 150 kilomètres d’ici au nord-ouest, sur une toute petite île… je ne suis que de passage, je repartirai dans quelques semaines. » Cette fois, elle ne se laissa pas abattre et reprit d’une voix plus vive, moins distante : « Il n’y a pas grand-chose à y voir, mais si tu passes par-là, il se nomme Karest. »

Genovefa ne s’y connaissait pas en maritime et en distance, elle se reprit donc à penser à son dernier voyage, calculant les jours. Le voyage en mer n’était jamais que trop complexe. Si cela prendrait seulement quelques heures de nage, alors cette fille devait nager bien plus rapidement que le navire qu’elle avait emprunté. Peut-être y avait-il des passages plus rapides sous les mers, la guerrière n’en savait rien. « Eeeeh bien…» Elle semblait pensive, jouant avec une longue mèche de cheveux bruns. « Lorsque je suis arrivée, il m’a fallu faire trois jours de navire, mais on ne peut pas dire que la mer a été vraiment clémente, il faisait tempête et la fonte des glaces compliquait pas mal la navigation, c’est ce qu’a dit le capitaine du moins, j’avoue que ce n’est pas vraiment… je suis loin de m’y connaître.»

Genovefa semblait un peu timide à cette révélation. Si les Vodnì étaient les véritables enfants des mers, pendant longtemps on avait appelé les Laikens le Peuple des Mers car ils étaient reconnu pour leur capacité à la dompter, la charmer, la naviguer… mais elle n’était pas de ceux-là. Non, elle était du lot qui trouvait son profit dans les armes et le combat. « Ce n’est pas sûr que je serai là, je me promène pas mal, mais je pense que je vais prendre les prochaines années… enfin avec tranquillité. »

Elle venait de subir une grande perte et si elle savait quelque chose c’était bien qu’elle devrait rentrer chez elle. Sa mère, son père, ses frères et ses sœurs l’accueilleraient certainement à bras ouverts, mais rien ne serait plus pareil. Elle le savait, et cela la dévorait de l’intérieur, mais elle continuait de sourire. Après tout, elle avait accepté la compagnie. « Je ne te visiterai pas si ta maison est sous l’eau en tout cas ! »

En entendant les pas dans l’escalier, la guerrière releva la tête et s’approcha de la porte gracieusement avant même que le jeune garçon ait le temps de cogner. Elle l’ouvrit d’un mouvement brusque et se pencha en souriant vers celui qui tenait un plateau rempli de nourriture, de tout ce qu’elles avaient demandé. Genovefa sourit doucement et le remercia poliment avant de fouiller sur la petite table pour lui tendre une piécette. Le rouquin sourit, mais ne put s’empêcher de regarder la femme bleue qui se trouvait dans la chambre de sa cliente habituelle, son regard peint de fascination que seule sait avoir un adolescent maladroit. Ce fut la femme qui le rappela à l’ordre. « Yolan! Allez, tu as encore du travail à faire, ouste ! »

« Non seulement les navires sont lourds, il y a aussi le fait qu’ils tanguent… c’est vraiment dangereux, et parfois il vaut mieux s’arrêter un moment et laisser le temps passer… ça rend les voyages plus longs, surtout si on perd des hommes en mer… enfin ! Nous sommes arrivés, c’est ce qui compte.» Peut-être n’était-ce pas spécifiquement ce qui les avait retardé cette fois, mais la femme se doutait bien qu’une créature des mers ne pouvait imaginer ce que c’était que de passer en navire sur les eaux troubles de la mer de Helven. Genovefa avait certes fait plusieurs voyages depuis qu’elle était toute petite, souvent parmi bien des hommes et souvent sur des navires à rames. Elle n’était peut-être pas matelot, mais elle connaissait la valeur de chaque main sur le pont.

Posant le plateau sur la table qui se trouvait dans la pièce, la femme tourna les yeux vers la petite Vodnì. Elle commença à séparer leurs plats et le pain afin que la petite puisse se rassasier. Lorsque ce fut fait, elle tourna la grande chaise sur laquelle elle était assise plus tôt pour qu’elle fit face à la table. Genovefa s’y laissa ensuite choir avant de se pencher sur son plat. Elle du replacer à quelques reprises ses longs cheveux bruns qui menaçaient de frôler la surface du ragoût qu’on lui avait amené. Elle chercha un instant mais finit par les attacher avec une petite lanière de cuir, malgré le fait qu’ils eurent été mouillés.

« Je suis pas sure que ça soit si facile avec les marées, non ? Enfin, je m’y connais pas beaucoup mais je crois bien que le niveau de l’eau peut changer pas mal selon les heures du jour. Mah ! Ça dépend peut-être des endroits pour ce que j’en sais. Allez, mange.» Son ton légèrement tranchant montrait plus de bienveillance que d’ennuie. Elle déchira un morceau de pain avant de le tremper dans la sauce épaisse et de prendre une bonne bouchée du repas que venait d’amener le jeune Yolan. « Ouais ça en fait pas mal. Je sais pas pour toi, mais moi j’ai une faim d’Eishën !»

La femme semblait satisfaite d’entendre que l’autre avait aussi plutôt faim. Certes, elle aurait pu manger le reste de la nourriture le lendemain, mais il y avait quelque chose d’incroyablement agréable à partager un bon repas avec quelqu’un, même parfois avec un étranger. « Mmm… eh bien j’ai entendu parlé des navires runiques de Trehest, on dit que ce sont les plus solides et les plus rapides des mers du nord… on dit même qu’ils sont en métal, pourtant qu’ils sont très rapides.» Genovefa n’était pas très éduquée, mais si elle avait portée plus attention à sa propre culture, elle aurait probablement su que ce n’était pas qu’une rumeur. Ces navires avaient été conçus il y avait de cela plus de cinquante ans, mais que les quelques prototypes étaient excessivement rares et couteux. Elle n’en avait jamais aperçu, car la ville de Trehest se trouvait bien plus au nord qu’elle n’eut jamais été.

Elle trempa le quignon de pain dans la sauce et en mangea un bout avant de commencer à dévorer l’assiette qui se trouvait devant elle. Le ragoût semblait contenir de la viande, mais jamais la Vodnì aurait pu dire de quel type de viande il s’agissait. Il y avait aussi quelques légumes. Ce festin, car s’en était bien un, était certainement dispendieux, mais la guerrier avait besoin de quelque chose pour oublier toutes les choses qui n’allait pas. Manger était une bonne façon de combler le vide, du moins pendant quelques instants. Tout comme la compagnie de cette étrangère.

« Ouais, j’imagine que vous avez juste d’autres problèmes, huh… pour nous ce sont les vents, les tempêtes, les glaces et les neiges, les ciels sans étoiles, mais je ne peux même pas commencer à imaginer de quoi ça a l’air la vie sous l’eau.» Elle s’arrêta un moment dans son festin, comme si elle y pensait véritablement. Ils ne devaient pas avoir la même nourriture, ni les mêmes habitudes, leurs maisons ne devaient pas avoir de chaise si tout flottait… « Je sais pas trop, mais ça doit être vraiment spécial pour vous… pis le choc quand vous venez à la surface pareil… Tout doit être vraiment différent, non ? Je veux dire, absolument tout ! Il n’y a rien qui vous retient au sol comme nous… »

Voir une jeune femme à l’air si doux et innocent dévorer ainsi la viande était légèrement déstabilisant, mais la guerrière n’en montrait rien. Elle se contenta de quelques regards vers elle de temps à autres alors que la nourriture dans sa propre assiette disparaissait assez rapidement. Pendant un court instant, elle s’arrêta pour repenser à la rumeur des navires runiques. Elle n’en avait jamais vu, peut-être étaient-ils simplement une histoire qu’on racontait aux enfants. Elle aurait été certes curieuse d’en voir un, mais les mers du nord s’étendaient bien au-delà de la distance qu’elle était prête à franchir. « Je n’en ai jamais vu, mais c’est ce qu’on dit, oui. Les navires runiques sont magnifiques… tu sais les mers nordiques sont très grandes alors je ne pourrais même pas te dire où se situe Trehest à partir d’ici, mais c’est loin..»

Son sourire était sincère. Un haussement d’épaules plus tard, elle recommençait à manger. Il serait peut-être plus facile de demander un navigateur. Elle savait simplement que Trehest était très loin et que c’était le genre de ville dans laquelle n’entrait pas qui le voulait. Si la curiosité de la Vodnì la poussait dans cette direction, peut-être se heurterait-elle à un mur.

Lorsque son assiette fut terminée, la femme prit ce qu’il restait de son quignon de pain pour nettoyer son assiette, ne laissant que quelques traces de sauce éparses. Tenant sa choppe entre ses mains, elle resta silencieuse un moment, comme si elle était perdue dans ses songes. Peut-être était-ce le cas… les nouvelles que la mer lui avait apportées étaient sombres et lui faisaient mal, pourtant elle était là à partager un repas avec une jeune inconnue. Un court soupir plus tard, elle humecta ses lèvres de l’alcool avant de boire la moitié du contenu presque d’un trait… comme une vraie guerrièreé

« Tu sais, même en haut on peut pas faire confiance à toutes les lumières… parfois c’est un groupe de raid s’approchant d’un village, torches au poing.» Ce n’était peut-être pas la meilleure comparaison pour une jeune femme qui n’avait jamais connu le monde de la surface, mais chez les Laikens, il fallait parfois s’attendre au pire. « Mais c’est sûr que ça doit être moins pire que sous la surface de l’eau…»

Genovefa soupira doucement. Ils vivaient dans le nord. Elle comprenait bien que tout pouvait être dangereux. C’était comme si la nature même était un obstacle à la vie. Heureusement, ils avaient réussi à calmer et à apprivoiser certains des éléments capricieux de leurs climats, mais les Laikens étaient loin d’être au bout de leur peine. Elle ne pouvait même imaginer la vie sous les mers froides, où les animaux et la nature étaient maîtres. « Je peux pas vraiment imaginer c’est comment chez toi, mais ça doit être vraiment … dangereux, en fait. Juste quand on doit plonger, on sait qu’il faut se méfier d’à peu près tout alors vivre dans un environnement hostile, ça doit pas être drôle tous les jours. »

Elle haussa les épaules lestement. Maintenant que le repas étaient fini pour les deux, les moments de silence étaient plus longs. En fait, ils étaient peut-être plus lourds, heureusement toutes deux avaient leurs propres pensées occupées par leurs problèmes. « En tout cas, je te conseille quand même de faire attention si tu croises les navires runiques. J’ai pas l’impression que leurs propriétaires apprécient que n’importe qui les voient… mais bon j’imagine que tu devrais aller plus au nord si tu veux les voir. Tu es sûre que les mers froides ça te fait rien? C’est vraiment à se geler en ce moment…! »